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Pitié pour les prochaines générations 🇫🇷
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Pitié pour les prochaines générations 🇫🇷

Sylvia Durand
Jul 20, 2021
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C’était l’antique instant où l’homme dit, comme dans l’Évangile: “Femme, qu’y a t-il entre vous et moi?” L’antique instant de la pitié pour les femmes.

Un ami aux idées complexes et intransigeantes sur le genre féminin me conseilla, il y a longtemps, un cycle de romans de Montherlant: Les Jeunes Filles (composé de: Les Jeunes Filles, Pitié pour les femmes, Le Démon du Bien et Les Lépreuses). Cette lecture se diffusa - j'ose dire - épidémiquement dans notre petit cercle en pleine effervescence intellectuelle et, par ailleurs, presque parfaitement équilibré en genre et en nombre (deux garçons et trois filles); ce qui faisait de nous un laboratoire idéal pour l'observation de la très sophistiquée misogynie de Montherlant. Autour de Costals, notre narrateur anti-héros, gravitent les protagonistes Andrée Hacquebaut, une amoureuse hystérique qui affecte une posture intellectualisante pour attirer son attention, et Solange, la grâce du naturel - Sol et Ange - simplette mais gentille comme tout. Quoique différentes, ces deux figures illustrent de manière binaire une unique thèse, déclarée en ouverture:

Les jeunes filles sont comme des chiens abandonnés, que vous ne pouvez regarder avec un peu de bienveillance sans qu'ils croient que vous les appelez, que vous allez les recueillir, et sans qu'ils vous mettent en frétillant les pattes sur le pantalon.

Ces lignes heurtent sans doute notre sensibilité aujourd'hui. Mais c'est probablement parce que nous sommes habitués à un mépris plus voilé, qui utilise des codes moins explicites et bien plus distillés dans une culture totalisante. La misogynie moderne n'est pas aussi franche et dissonante par rapport à la norme, au contraire, il s'agit de quelque chose de partagé et d'assimilé par la culture ambiante, une idée autour de laquelle s'est créé un large consensus, actif et passif - et même féminin. Le fonds culturel a absorbé cette aberration en en restituant une pensée apparemment inoffensive, banale, imperceptible et même parfois faussement flatteuse. En tant que telle, elle est bien plus nocive que les provocantes divagations de Montherlant. La représentation culturelle de la femme - c’est-à-dire de la culture massivement relayée par les media - est non seulement dénigrante mais aussi anachronique, comme le met en évidence le documentaire de Jennifer Siebel Newsom (et de manière générale les brillants travaux de l'équipe Representation Project) disponible sur Netflix: Miss Representation (lisez: Misrepresentation)

Les premières cibles de ce malaise sont bien sûr les femmes, touchées dans les cordes les plus sensibles du rapport intime à elles-mêmes. Mais une société malade dans sa perception de la femme est également pathologique dans sa vision de l'homme et rend névrotique toute forme de rapport entre les deux. Les catégories culturelles ainsi créées, auxquelles nous nous identifions comme femme et comme homme, manquent de diversité et imposent une perception sans alternative à notre réalité d'êtres humains, en en niant tout à fait la complexité. Nous apprenons ainsi à concevoir le rapport à nous-mêmes et aux autres sur ce modèle unique et à ressentir toutes les autres réalités comme anormales, appauvrissant aussi bien nos expériences sociales que notre capacité et notre relation intellective au monde. Or, le défi et l'obstacle principal du féminisme consiste précisément en ce qu'il est un problème culturel, et en tant que tel il est à la fois omniprésent et inapparent. Car une culture n'est pas seulement déterminante dans ce que nous pensons mais aussi - et c'est là la véritable menace - dans la manière dont nous le pensons: au-delà de la pensée, ce sont les structures-mêmes de la pensée qui subissent son conditionnement. Penser hors de sa propre culture est donc une entreprise laborieuse, exigeant une mise en doute constante et cartésienne des idées qui se sont sédimentées en nous de manière inconsciente, et qui sont donc difficilement identifiables. Cette activité requiert par conséquent le meilleur de notre sens critique (celui des femmes plus que tout autre) car c'est bien de cela qu'il s'agit: enquêter, éprouver le fondement de nos propres représentations culturelles afin de redéfinir une nouvelle conscience collective.

Il est néanmoins urgent que travail de redéfinition du féminisme puisse répondre de manière pragmatique aux exigences contemporaines, notamment en individuant les causes de l'état socio-culturel actuel. Cette réalité a été rendu possible par un concours de circonstances - et de pouvoirs - dont la plus remarquable est la complicité institutionnelle. Au-delà de l'inégalité salariale, le contexte du travail présente - et couve -de nombreuses problématiques qui sont le creuset pour de nouvelles injustices et dysfonctions sociales.

Nous remarquons toutefois que le débat public est en train de réintégrer une forme d'échange plus féconde, en déplaçant à la fois les modalités et les fondements de la "lutte" féministe: ce sont désormais aussi les hommes qui prennent la parole contre le contexte socio-culturel, non par altruisme, ni même par pitié pour les femmes, mais parce que s'est manifesté le besoin d'un nouveau paradigme de virilité. En France - un pays qui ne mène pas la course dans ce type l'égalité, n'en déplaise à notredevise nationale - ce sont les papas qui relancent la question du congé paternité (de onze jours, weekend compris plus trois jours pour la naissance, contre les dix mois du congé maternité). Mais quelles implications générons-nous dans l'imaginaire collectif quand nous accréditons (politiquement) l'idée que c'est à la femme de prendre en charge le nouveau-né pendant ses 10 premiers mois? Pire encore, il n'existe pas seulement ces deux types de congé (maternité et paternité), mais il y en a un troisième: le congé parental - destiné aussi bien aux papas qu'aux mamans - pour lequel la compensation est toutefois tellement insuffisante (300-400 € en France) que 97% des demandes pour ce type de congé sont faites par les femmes - qui ont le salaire le plus sacrifiable du foyer. Il faudra donc mettre la carrière en attente, et ainsi renoncer à de meilleures rémunérations, garantissant de fait les conditions pour que rien ne change et qu'il incombe toujours aux femmes de demander le congé parental. Et la boucle est bouclée.

D'autres pays comme la Suède mettent à disposition 480 jours de congé librement partageables entre la mère et le père, ou la Finlande, six mois aussi bien pour le père que pour la mère - et ils sont obligatoires. Symboliquement il s'agit d'un changement de sens radical: que le père ait le même droit et le même devoir que la mère par rapport au nouveau-né est déterminant dans la mise en échec d'un modèle de famille à la Ingalls (pour les moins de 30 ans, je fais référence ici à la Petite maison dans la prairie, admirable témoignage de la fière récupration du sexisme d'avant guerre par la représentation culturelle des années 70) et de la vision misogyne écoleMad men - étonnamment enracinée encore aujourd'hui dans les contextes professionnels - de la femme au foyer-au travail (journée à double tour donc). Mais pas seulement. Si le projet d'allongement du congé paternité voit le jour, il pourrait constituer un levier concret et crucial dans le développement de la parité. S'il est commun de considérer l'emploi d'une femme "en âge de grossesse" comme un risque, il faudra désormais évaluer l'emploi d'un homme du même âge avec les mêmes "précautions". Une femme pourrait ainsi décider de retravailler plus tôt, et choisir son propre équilibre entre la famille et le travail, à condition que le poids physique et mental des premières semaines de la naissance - particulièrement éprouvant pour les mamans - puisse être réparti plus équitablement entre les deux géniteurs. La redistribution de ce rapport travail-famille va donc de paire avec la redéfinition de la fonction de l'homme au sein du couple et d'un nouveau modèle social -Dual Earner/ Dual Carer model (DEDC) - qui ne peut-être solidement ratifié que par un certain type de Welfare, comme le soulignent les études du SAAGE:New visions for gender equality (en particulier, nous renvoyons à l'article de F. Luppi et de A. Rosina "From a single breadwinner model to two breadwinners to double earner/carer – do we need a new model?"). Si l'on considère donc que l'objectif du féminisme contemporain est de dessiner un projet de société égalitaire, il devient de fait nécessaire d'impliquer l'homme en tant que participant actif dans la revalorisation de la figure féminine et les Institutions en tant que garantes de la reconnaissance et de la légitimité publique de ce nouvel équilibre. Le changement de mentalité a besoin d'un investissement social et d'un appui institutionnel plus important car le mal qui menace aujourd'hui n'est pas circonscrit à la question exclusivement féminine, mais c’est une urgence collective. Un indice positif de cet élargissement de conscience est précisément que la disparité entre les congés paternité et maternité a été perçue comme une injustice par lespapas, ce qui remet en cause la validité du modèle masculin-paternel promu par cette culture.

L'autre voix qui a permis l'ouverture à une culture plus inclusive c'est aussi celle des femmes-mêmes, qui parlent de leur propre vérité et se réapproprient par là leur image. Beaucoup de questions jusqu'ici considérées comme spécifiquement féminines sont en train de se faire jour dans le débat public. Personnellement, j'ai été troublée de voir à quel point le sujet de la grossesse et de l'accouchement - phénomènes les plus évidents pour l'humanité et les plus traumatisants pour la femme - avait été ignoré jusqu’à peu. Nous commençons à peine à pouvoir entrevoir des réalités différentes du sacro-saint archétype de la maternité heureuse et béate. Ces témoignages permettent d'informer une autre idée de la femme en y introduisant une part importante de la réalité féminine. Ils sont donc essentiels à l'arrachement du monopole de représentation détenu par la culture dominante, qui a créé des stéréotypes artificiels et des attentes invraisemblables à notre égard - une jeune maman pourrait ne pas être comblée de joie après le bouleversement physique, psychologique et existentiel que comprend l'accouchement.

Un autre brillant exemple de dialectique - car elle parle aussi aux hommes - est la voix de Maïa Mazaurette et ses travaux pour l'avènement de la "vraie" révolution sexuelle. Je conseille avec grand enthousiasme son livre Sortir du trou, lever la tête.

Dans sa brillante leçon d’éducation sexuelle, Maïa nous explique comment la sexualité, expérience commune aux deux genres - mais pour ainsi dire peu partagée - est devenue le lieu où se réverbèrent le plus nettement les paradoxes et les dommages produits par les diktats socio-culturels. Point de concentration des intérêts, c'est en effet un domaine largement manipulé par les media et particulièrement perméable aux représentations stéréotypées - aussi bien de l'homme que de la femme - éloignant toujours davantage l'expérience sexuelle de sa forme simplement humaine et singulière. Mais il est tout aussi vrai que "nous sommes la culture" et cette prison de sociotypes et de conditionnements culturels est réversible par nous et pour nous - femmes et hommes - pour un bien commun.

Les névroses autodestructrices de la société actuelle ont grandi à l'ombre des représentations étriquées et obtuses de la femme et de son corollaire glorifiant et omnipotent masculin. Ils sont les produits d'un héritage culturel passé qui doit être dépassé. La représentation féminine que nous avons hérité n'est pas seulement heurtante, elle est aussi obsolète et incohérente dans sa contemporanéité: le nouveau modèle de femme a besoin d'un nouveau féminisme. Les schémas de pensée sont à revoir, nous devons exiger un approfondissement des réflexions sur la parité et sur l'égalité encore superficielles. Et nous devons le faire dans une perspective (auto)critique, en remettant en question nos idées, où se sont ensevelis les germes de cette culture. Il faut par exemple s'interroger sur la pertinence d'un féminisme enraciné dans la division qui - exactement comme le sexisme d'avant-guerre - reproduirait une vision binaire et myope de la réalité, concentrée sur la guerre de genres et sans horizon de réconciliation sociale. On peut aussi douter du sens d'une parité qui consisterait à créer un modèle féminin identique au modèle masculin, réalisant par là même la contre-productive négation de la valeur du féminin pour s'indexer sur la référence masculine.

Notre réalité demande une action - une action immédiate et un action à long terme - afin d'opérer un changement culturel par rapport à la figure de la femme. Pendant longtemps, cette représentation excluait paradoxalement la femme, il est donc nécessaire que l'acte fondateur d'aujourd'hui consiste en une réinsertion de la parole féminine. C'est la raison pour laquelle les exemples les plus significatifs dans la révolution du modus operandi féministe sont précisément des manifestations de la réalité et du point de vue des femmes. Rien de révolutionnaire à cela, on pourrait penser qu'on le fait depuis les années 60. Mais la nouveauté de cette parole consiste à instaurer un rapport dialogique, interrogeant non plus seulement les hommes mais la mentalité collective. La caractéristique de ce nouveau féminisme est donc bien le dialogue - je dirais même la maïeutique - car c’est par là qu’est en train de s'opérer un élargissement de son périmètre d'action. Il ne s'agit plus d'un féminisme pour les femmes et contre les hommes mais d'un féminisme des femmes et des hommes contre une société et un héritage culturel toxique pour tous. C'est cependant un renversement de sens que tous les acteurs doivent encore comprendre et métaboliser afin de mouvoir sensiblement les schémas de pensées actuels. Par ailleurs, nous n'avons que trop constaté les symptômes de dysfonctionnement qui ont émergé dans notre vie sociale et politique et qui sont tous les effets d’une incapacité à réaliser la synthèse de nos différences pour un bien commun. Il incombe désormais à notre génération de mettre en oeuvre des utopies réalistes pour demain. L'amer sentiment de "pitié pour les femmes" de Montherlant doit laisser place à une préoccupation moins cynique pour le futur de tous: en un mot, il est urgent que nous ayons pitié pour les prochaines générations.

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